Découvrez la reliure étonnante réalisée pour Paul Guillemin sur un exemplaire des Fleurs du mal de Charles Baudelaire.

 

Mise à jour octobre 2024

 

Basane, maroquin, chagrin… la reliure traditionnelle utilise plusieurs types de cuir, travaillés à partir de la peau d’animal, pour recouvrir les livres. Mais une autre pratique, heureusement restée rare et confidentielle tout au long de son histoire, consistait à relier des livres avec de la peau humaine. Dans la collection que Paul Guillemin (1847-1928), alpiniste et collectionneur d'ouvrages concernant le Dauphiné, a léguée aux Archives, se trouve un ouvrage dont la reliure porte le témoignage de cette pratique.

En 1869, Paul Guillemin fait l’acquisition de la troisième édition des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1821-1867). Il décide de relier l'ouvrage en peau humaine en 1876.

  

Les Fleurs du mal   

 

Paru en juin 1857, le recueil de poèmes de Charles Baudelaire a connu plusieurs censures, dont la première dès le 20 août 1857. L’auteur est jugé pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Six poèmes sont alors supprimés du recueil car il leur est reproché de contenir des passages et des mots obscènes. Les thèmes de l’érotisme et de l’homosexualité féminine qui y sont abordés choquent la bonne morale de l’époque.

En effet, sous le Second Empire (1852-1870), le contexte politique est peu favorable à la libre expression. Nombreux sont les auteurs frappés par la censure comme Gustave Flaubert (1821-1880) ou Victor Hugo (1802-1885). Charles Baudelaire est également accusé d’immoralité par de nombreux journalistes. L’écrivain se défend en déclarant que ce recueil n’est pas une provocation mais renvoie à son propre itinéraire, une exploration de l’enfer sur terre.

 

Charles Baudelaire en buste Nadar Paul btv1b525168285 1NADAR Paul, Charles Baudelaire, en buste. BnF

 

Une deuxième édition des Fleurs du mal voit le jour en 1861, amputée des six pièces condamnées mais enrichie d’une trentaine de nouveaux poèmes. En 1866 parait à Bruxelles un recueil nommé Les Épaves, qui regroupe les poèmes précédemment condamnés. Ces poèmes sont à nouveau condamnés par le tribunal de Lille.

En 1868, une troisième édition posthume est publiée. Elle ne reprend pas les poèmes censurés publiés dans Les Épaves, mais propose 151 poèmes. Cette troisième édition est un succès général. Il faudra attendre 1949 pour que la justice annule la condamnation du recueil et réhabilite l’œuvre de l’écrivain.

 

Les Fleurs mises en peau

 

Paul Guillemin fait l’acquisition de cette troisième édition en 1869. Il insère les six poèmes censurés qu’il recopie manuellement sur papier petits carreaux. Puis il décide en 1876 de doter ce recueil réputé sulfureux d’une reliure en peau humaine. La fabrication de cette reliure est retracée par Guillemin lui-même, dans une note manuscrite laissée dans l’ouvrage.

À cette époque, Paul Guillemin est répétiteur au lycée de Lyon. C’est l’un de ses amis, étudiant en médecine, qui prélève de la peau sur la « région fessière d’un cuirassier qui s’était pendu à un réverbère du Parc de la Tête d’Or » à Lyon. Paul Guillemin tanne lui-même la peau suivant les indications d’un « vieux bouquin » ; c’est sous son lit que la peau a trempé « trop longtemps » dans un bain spécial. Au vu du résultat désastreux, il décide de la passer à l’encre de Chine.

L'opération de reliure à proprement parler est confiée à Charles Ivaldi, alors apprenti relieur installé dans les combles du lycée.

 

FRAD005 32FI 00048 0001 1TEZIER Eugène, Paul Guillemin. Carte postale, 1903. ADHA 

La reliure en peau humaine (ou bibliopégie anthropodermique) est une pratique qui reste rare. Peu de livres reliés en peau humaine sont recensés à ce jour. 

À l’époque de la Terreur pendant la Révolution française, des tanneries spécialisées en peau humaine ont vu le jour à Meudon, Angers, Colmar ou encore Étampes. Ces tanneries confectionnaient des « habits » avec les peaux. Dans quelques cas rares, les peaux pouvaient être prélevées par don, mais il s’agissait le plus souvent de prélèvements sur les indigents ou les criminels condamnés à mort. Pour certifier qu’il s’agissait bien d’une véritable peau humaine, les relieurs pouvaient intégrer un détail du corps (téton) ou bien relier avec une peau tatouée. Poursuivie dans les milieux médicaux, la reliure en peau humaine connaît son plein essor au 19ème siècle puis perdure au début du 20ème siècle, avant sa disparition lors de la Seconde Guerre mondiale.

 La reliure réalisée pour cet exemplaire des Fleurs du mal est donc particulièrement rare, et elle a, semble-t-il, longtemps taraudé Guillemin. Une inscription de sa main indique dans l’ouvrage :

J’étais alors ancien étudiant en médecine, il y a donc là une erreur de jeunesse. Pendant longtemps, la reliure s’est gondolée comme si la victime protestait. Pour mon châtiment je garde ce volume. (…) Après bientôt 50 ans, je n’éprouve plus le besoin de détruire ce volume ; je l’enverrai aussi dans la salle Guillemin, à la Préfecture de Gap.

Cervières, mercredi 4 septembre 1918

ce jour, je me sens très mal.   

 

 LA GALERIE DE PHOTOS

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Baudelaire Guillemin 1© ADHA, Steve Kemencei

 

baudelaire reliure fond noir© ADHA, Frédéric Robert 

Cote : Z GUILLEMIN 2762

Auteur : Baudelaire, Charles (1821-1867)

Titre : Les Fleurs du mal ; précédées d’une notice de Théophile Gautier

Publication : Paris : Michel Lévy Frères, 1869. Troisième édition

Description matérielle : [17] - 411 pages, 18 cm

En frontispice : un portrait de l’auteur

Relié en peau humaine en 1876, à Lyon par Charles Ivaldi

17 pages de complément, six pièces manuscrites sur papier petits carreaux par Paul Guillemin et ajoutées à l’édition de 1869.  

 

ADHA : source archives.hautes-alpes.fr / Archives départementales des Hautes-Alpes

BnF : source gallica.bnf.fr / BnF