Un lapidaire à Briançon.

« Nous avons, dans le Briançonnais, des pierres curieuses que ces habitants foulent aux pieds, ne les connaissant point. On pourrait, à l’imitation des Anglais, en tirer, je pense, un bien grand avantage ».

 

Révision août 2023

Mis à jour en février 2024

 

Un lapidaire à Briançon.

« Nous avons, dans le Briançonnais, des pierres curieuses que ces habitants foulent aux pieds, ne les connaissant point. On pourrait, à l’imitation des Anglais, en tirer, je pense, un bien grand avantage ».

 

Révision août 2023

Mis à jour en février 2024

 

Une entreprise audacieuse

 

Antoine Caire, dit Caire-Morand, naît à Briançon (Hautes-Alpes) en 1747. Il est pour ainsi dire tombé dans la marmite aux pierres précieuses étant petit : en effet, son père est orfèvre, et il fait connaissance très jeune avec les pierres dans l’atelier de celui-ci. Voici comment il raconte ses premières fascinations pour les minéraux :

Dans mes premiers ans, je trouvai chez mon père une boîte renfermant des cristaux et autres pierres précieuses, que j’examinai d’abord clandestinement, de peur d’être grondé. Je me rappelle que je m’étudiais à en deviner les coupes et que je ne me lassais point de les faire passer à l’œil au devant d’une bougie. 1

Ayant des dispositions pour le dessin, ses parents l’encouragent dans cette vocation et l’envoient, à l’âge de 14 ans, en apprentissage en Italie à Turin chez un lapidaire, c'est-à-dire un ouvrier qui taille et vend les pierres précieuses. Antoine Caire-Morand apprend ainsi les bases de son futur métier.

A 17 ans, c'est le début pour Caire-Morand de près de 12 années de voyage afin de se perfectionner, en Italie, à Genève, puis à Paris où il suit des cours de chimie, physique, et histoire naturelle. Suivent l’Angleterre et l’Espagne, où il reçoit de nombreuses propositions d’emploi.

 Extrait de Pierres : esquisses minéralogiques, par L. Simonin. BnF

 

Mais Antoine Caire-Morand a une idée en tête, un projet audacieux : fonder une manufacture dans le pays qui l’a vu naître, afin de mettre en valeur les produits de ses montagnes : cristal de roche de l’Oisans et du Briançonnais, variolites de la Durance… À l’âge de 30 ans, le voici donc de retour à Briançon. Il écrit un mémoire pour convaincre l'intendant du Dauphiné, Christophe Pajot de Marcheval, de l'aider à établir sa manufacture : 

 Nous avons, dans le Briançonnais, des pierres curieuses que ces habitants foulent aux pieds, ne les connaissant point. On pourrait, à l’imitation des Anglais, en tirer, je pense, un bien grand avantage. 2

Le défi est de taille : comment former et conserver des ouvriers qualifiés dans le Briançonnais, loin des grands centres urbains, comment acheminer ou construire le matériel, comment trouver l'argent nécessaire à l’entreprise ? Antoine Caire-Morand surmonte toutes les difficultés. Avec l’aval du gouvernement et le soutien de Pajot de Marcheval, il va chercher des ouvriers en Italie, prépare le recrutement d'apprentis dans les environs de Briançon, investit 60 000 livres de fonds personnels, et fonde ainsi la manufacture de cristal de roche à Sainte-Catherine sous Briançon en 1778. Voici le plan du bâtiment qui nous est parvenu, annoté par Caire-Morand. Il y détaille les aménagements et les travaux qu'il a effectués :  

 

Face du bâtiment de la manufacture avec le projet d'augmentation et de régularité par Caire-Morand. ADHA, cote C 27

[...] n°2 Grande chambre destinée pour servir d'étude de dessin, avec deux divisions qu'on a faites, une au n°3 pour la direction, une sur le derrière pour l'entrepôt des outils, drogues. Fait poser portes, planches, crépissages. [...]

n°8 et 9 Deux chambres destinées pour les lapidaires du grand genre, fait plancher, portes, plafonds, fourneau à chauffer et crépir les murs. Fait poser des fenêtres à double châssis et jalousies. [...]

n°13 Galerie à placer un plus grand nombre d'ouvriers ou apprentis, avec des ateliers de travail. Fait faire un grand plafond en voûte, fait poser des portes fenêtres, et pour les divisions, crépissages, poutre armée de clef.


Affiche de 1780 incitant la jeunesse à s'engager en apprentissage dans la manufacture de Caire-Morand. ADHA, cote C 27

Succès et déconvenues

 

Dans les premiers mois, échecs et pertes financières s’accumulent. Antoine Caire-Morand s’engage alors dans le façonnage d’objets plus originaux et invente des coupes nouvelles, trouvant son style, qui sera bientôt imité dans l’Europe entière. Bijouterie, objets gravés ou sculptés, objets de luxe ou de fantaisie taillés à facettes : médaillons, bagues, lampadaires, lustres, obélisques, urnes, vases et flacons, cuvettes, pots à eau, bonbonnières, boutons… les commandes affluent.

 Bijoux du 18e siècle. Extrait de Traité des pierres précieuses et de la manière de les employer en parure, par Jean-Henri-Prosper Pouget. BnF

 

En 1784, il obtient le titre de « manufacture royale » qu’il avait sollicité. Parmi les apports d'Antoine Caire-Morand à l’art des lapidaires, tels qu'il les présente lui-même, citons : les boules polyèdres, qu’il invente et qui sont imitées de toutes parts ; la taille du diamant en étoile ; et un lustre à cylindre composé de 1500 cristaux, la pièce la plus importante qui sortira de la manufacture de Briançon. Commandé par le ministre des Affaires étrangères M. de Vergennes, le lustre occupe 40 ouvriers pendant plus de 3 ans.

 

Taille à étoile inventée par Caire-Morand. Extrait de La science des pierres précieuses (...). BnF

Cette nouvelle taille, dans sa figure étoilée, offre un aspect rayonnant qui plaît beaucoup à l’œil ; elle a été combinée pour y employer avantageusement certaines parties nettes de diamants bruts, dont on ne pourrait faire d'autre usage qu'avec des pertes importantes de la matière. L'auteur a en outre cherché à produire des jeux de lumière différents du brillant et de la rose. 3 

Voici comment l'intendant de Dauphiné décrit la contribution de Caire-Morand à l'économie de la France en 1789 : 

Mais ce qui porte le comble d’une réussite la plus complète, est que le sieur Caire soit devenu l’instrument d’un commerce immense, et qui était inconnu jusqu’à lui. Il est notoire qu’il sert de modèle (depuis plus d’un an) à trente mille citoyens qui imitent, avec du verre, ses ouvrages. Ce genre facile ne demandant pas des bras très exercés, il résulte que c’est la nation imitatrice qui recueille le fruit du génie inventif, et l’État a part aux avantages généraux de ces découvertes. 4

La manufacture commence à engranger des bénéfices. C’est à ce moment de succès que survient la Révolution. Les événements forcent l’entreprise à suspendre son activité. Bientôt, les ouvriers sont réquisitionnés. En 1794, la commune de Briançon installe dans la manufacture une fabrique de salpêtre, servant pour la poudre à canon.

A partir de 1790, Antoine Caire-Morand n’aura de cesse de multiplier les démarches pour le maintien de sa manufacture. Malgré les promesses de soutien qu’il reçoit, la manufacture de Briançon ne peut se relever de ses ruines, et les bâtiments deviennent une maison d’habitation.

La manufacture de cristal de roche de Briançon était-elle condamnée à décliner puis disparaître ? Écoutons le ministre de l'Intérieur répondre au préfet des Hautes-Alpes Ladoucette, qui le sollicite en 1805 pour le rétablissement de la manufacture :

 Atelier d'un lapidaire au début du 19e siècle. Extrait de Traité des pierres précieuses (...), par Cyprien-Prosper Brard. BnF

J’aurais désiré, Monsieur, pouvoir me convaincre de la possibilité de rendre à la manufacture dont vous m’entretenez, une activité durable et indépendante des circonstances, mais, de votre aveu même, elle est entièrement tombée, puisqu’il ne lui reste plus qu’un seul ouvrier qui n’y travaille qu’aux époques où la culture de son champ ne réclame pas son temps. Convient-il de la rétablir ? Il me semble que le passé doit nous servir de guide pour la solution de cette question. La manufacture a existé de 1778 à 1788, recevant des secours annuels du Gouvernement, et après dix ans d’existence, au moment où elle fait paraître ce beau lustre composé de 1500 cristaux, elle demande des secours plus considérables ; il est de principe que toute fabrique, qui ne peut se soutenir que par un semblable moyen, a des vices radicaux qui doivent nécessairement amener, tôt ou tard, sa destruction. 5

Antoine Caire-Morand aurait été d'un avis contraire ! Fatigué de ces déconvenues, il part s’installer à Turin, où il s’est formé dans sa jeunesse, afin d'y exercer l’orfèvrerie et la bijouterie. Il finit sa vie occupé à son commerce, et à la rédaction d’un livre, fruit de quarante années d’expériences et d’études. L’ouvrage paraîtra en 1826 après sa mort, sous le titre La science des pierres précieuses. Antoine Caire-Morand tombe ensuite dans l’oubli…

 

page titre sciences pierres precieusesPage de titre de La science des pierres précieuses (...), deuxième édition de 1833. BnF

Redécouverte et postérité

  

Oublié, Antoine ? C’était sans compter sur Jean-Armand Chabrand de Briançon, qui le premier lui consacre une biographie en 1874, près de 50 ans après sa mort, réhabilitant ainsi sa mémoire. C’était sans compter non plus sur Paul Guillaume, archiviste des Hautes-Alpes, qui publie en 1883 et 1885 des documents inédits le concernant, conservés aux Archives départementales des Hautes-Alpes.

Avec M. le docteur CHABRAND, on peut dire que l’Autobiographie de Caire-Morand est une "nouvelle page à inscrire au martyrologe des inventeurs…". C’est, en effet, l’histoire émouvante d’un des artistes les plus originaux du XVIIIe siècle, qui "excella dans l’art de tailler les pierres précieuses" et qui, après 40 ans de prodiges d’activité, de tentatives, de patriotisme, est tombé dans l’obscurité la plus complète… On ignore jusqu’à l’année précise de sa mort ! 6

Le manuscrit autobiographique de Caire-Morand, intitulé Mémoire historique de la manufacture de cristal de roche, écrit en 1802 et destiné au préfet des Hautes-Alpes, a servi de base d'étude à Jean-Armand Chabrand et à Paul Guillaume. Ce dernier l'a édité sous le titre Autobiographie de Caire-Morand. Ainsi, c'est parce que Caire-Morand a pris la plume pour raconter son histoire, dans l'espoir d'obtenir de l'aide et de redresser son entreprise, que nous sommes aujourd'hui en mesure de retracer sa vie. 

 

Le Mémoire historique manuscrit de Caire-Morand. Sur la dernière page, le plan d'une manufacture idéale imaginée par Caire-Morand. ADHA, cote C 27

 

Le même plan transposé par Paul Guillaume dans la version imprimée du Mémoire. Extrait de Autobiographie de Caire-Morand. ADHA

 

Qu'en est-il de l'art lapidaire à Briançon ? A-t-il survécu à son introducteur ? Quelques ouvriers de la fabrique ont continué à tailler le cristal de roche dans la première partie du 19e siècle, nous indique Jean-Armand Chabrand : 

Après le départ de Cayre-Morand, la taille des pierres précieuses ne cessa pas complètement dans le Briançonnais. Parmi les ouvriers qu'il avait formés, il s'en trouva d'assez habiles pour continuer de tailler le cristal de roche et les variolites de la Cerveirette, dites de la Durance. De ce nombre était un Fine, du Villard-St-Pancrace [...]. Plus tard, vers 1842, nous avons encore connu un Colomban dit le lapidaire, du village de Sacha, commune du Villard-St-Pancrace, qui, dans les moments de loisirs que lui laissait la culture de ses terres, se livrait au même travail artistique. Il a été le dernier des lapidaires briançonnais. 7

Le Journal d'agriculture et des arts pour le département des Hautes-Alpes porte témoignage de cette activité. Dans son numéro de mai 1809, il contient un rapport sur les mines et usines de l'arrondissement de Briançon. La « fabrique de cristallerie » du « sieur Jean-Baptiste Fine » citée par Chabrand y est présentée : 

 

ADHA

 

En fin de compte, qu'en est-il de l'héritage de Caire-Morand ? Certains auteurs ont insisté sur son patriotisme, d'autres sur son génie créatif et l'incompréhension qu'ont pu susciter ses ambitions. Laissons le mot de la fin à l'intéressé lui-même : une citation tirée de son Autobiographie illustre bien ces deux aspects de sa personnalité. Il exprime, même après les revers essuyés, les grandes ambitions qu'il a nourries dès les débuts pour Briançon. Il a voulu donner à sa cité natale un avenir brillant - il l'a imaginée en capitale des lapidaires au rayonnement européen.

[...] Je demandai quarante élèves, avec toute l'énergie de l'homme bien intentionné et qui avait la ferme persuasion de les rendre doublement utiles ; tout en cultivant les différents talents de mon établissement, ils auraient été à portée d'acquérir et de communiquer des lumières sur une multitude de défilés qui bordent l'Italie ; ils eussent été artistes en temps de paix, et guides en temps de guerre. Briançon serait devenue la pépinière des lapidaires, pour l'utilité de la France, comme Bruges le devint pour les diamantaires, qui s'étendirent insensiblement en Hollande. On ne m'en fit pas le refus, mais on ne décida rien sur cet objet important, qui méritait toute la sollicitude de l'homme d'État. 8 

Extrait du Spectacle de la nature (...), par l'abbé Pluche. BnF

Pour aller plus loin

les liens

 

  • Les pierres précieuses vous inspirent ? Rendez-vous dans la sélection Géologie et minéralogie de l'article Nature de Culturicimes Patrimoine pour découvrir une sélection d'ouvrages en lien avec cette thématique : les richesses du sous-sol des Alpes du Dauphiné, les richesses minéralogiques du Briançonnais susceptibles d'une exploitation industrielle, les descriptions géologiques du Dauphiné ; mais aussi les mines du Valgodemard, les variolites du Montgenèvre, de la Clarée et de la Durance, ou encore les mines d'or des Alpes dauphinoises...

 

 

pierre carre estompe

les références et les mentions

  

 

ADHA : source archives.hautes-alpes.fr / Archives départementales des Hautes-Alpes

BnF : source gallica.bnf.fr / BnF